Mécanique de la succion lactée, tome 2

La succion lactée, n'en déplaise aux poètes, se pratique comme un sport. Il y faut, comme pour toute activité physique, réunir une poignée de qualités essentielles : endurance, abnégation, insensibilité à la douleur, capacité à lutter contre la somnolence, mains et doigts souples, tête claire et déterminée. Lorsqu'on a réuni ces qualités, soit par nature soit par travail, on a fait la moitié du chemin. Mais la moitié seulement. Car il faut rajouter à l'ensemble des vertus suscitées la plus importante d'entre elles : la capacité tactique (ce qu'on appelle "la ruse" chez les filles). Car de nombreux obstacles se dressent sur la route de l'administrateur de bibe accompli.

Le premier est celui que l'on nommera "bouche en coffre-fort". Parfois, malgré les réclamations préalables et les plaintes vivement formulées, la Merveille n'est pas dans son assiette. Elle ferme ostensiblement les lèvres, avec un air bûté qui rendrait chèvre un âne. Pour ouvrir le coffre-fort buccal, plusieurs voies sont possibles. La meilleure consiste à glisser d'autorité la tétine entre les deux lèvres bétonnées, sans tenir compte des protestations. Il convient de demeurer insensible comme une aubergine devant un pare-brise. L'audace, ici comme ailleurs, est souvent payante. Sinon, ne pas oublier de se munir de bouchons d'oreille.

Le second obstacle récurrent est celui de "l'inondation subreptice". Piège fort cruel que celui-là. L'administrateur de bibe est content,  la succion se déroule normalement, le brave factionnaire se détend, ferme un oeil, croit qu'il va pouvoir continuer sa nuit... Patatratas. Un "gniiié" suspect lui fait soudain ouvrir grand les yeux : la tétine a glissé, le bibe était mal fermé, ou le diable s'en est mêlé, en tout cas : le liquide précieux est tombé sur le tapis plutôt que dans le gosier de la Merveille, qui observe tout cela avec un oeil marri. En ce cas, rien à faire : il faut tout recommencer, après s'être mis à soi-même trois claques, pour se réveiller. Ah, et puis il faut changer le linge : la Merveille est trempée du col...

Que ces quelques exemples ne démoralisent pas l'apprenti administrateur. Avoir de la ressource est notre plus grande qualité à nous autres, vieux grognards de la lactose. Lorsque les conditions sont réunies - calme dans la maisonnée, apaisement des Merveilles, nuit douce - on peut, exceptionnellement, programmer le repas "en automatique". C'est-à-dire caler le bibe dans le gosier et regarder pomper, en ronflant d'une narine. Peu recommandé par la Faculté, qui y voit une lâche démission, cette astuce permet à l'administrateur de respirer un brin, voire de sucer soi-même son carré de chocolat salvateur.

La post-succion sera abordée dans un prochain tome, qui incluera les chapitres suivants : "Cérémonie du rototo", "Balade d'apaisement" et "Changement intempestif de couches enfumées".